De tous les bâtiments du quartier, le 772-774, rue Saint-Jean est l’un de ceux qui se distinguent par la richesse de son ornementation. Construit en 1860, il a heureusement été épargné par les incendies et a assez bien résisté à l’usure du temps et aux interventions humaines. À qui doit-on ce bijou architectural? Qui en furent les occupants? Quelles modifications a-t-il subies en près de 160 ans?  Je vous propose un survol de l’histoire du lieu.

Les origines du bâtiment sont bien connues puisque pas moins de quatre contrats passés devant notaire en 1860 et 1861 détaillent les choix effectués et les travaux à réaliser[1]. On n’en connait malheureusement pas autant sur sa première occupante, Rosalie Dubeau. On sait que cette Franco-Américaine veuve d’un dénommé John Wilson[2] exploite une confiserie à l’angle des rues Saint-Gabriel et Jupiter (des Zouaves) à l’époque où elle conclut un marché avec le maçon Charles Côté et le menuisier François Belleau.  Ce contrat, signé en janvier 1860, prévoit la construction d’une résidence à trois étages en pierre et brique d’après les plans et spécifications de l’architecte Narcisse Larue. Cinq mois plus tard, Dubeau s’entend avec le maçon pour que l’intégralité du parement de la façade soit en pierre de taille. Une esquisse figurant en annexe du contrat et reproduite ci-dessous représente les éléments sculpturaux qui apparaitront en façade et lui donneront son apparence singulière. Par l’emploi de frontons, d’arcs, de consoles à volutes et de bas-reliefs à figures animalières, l’architecte privilégie une esthétique néo-Renaissance italienne. Si certains motifs sont purement décoratifs, on peut se demander si la tête de chevreuil et les têtes d’hommes ont une signification particulière. Ces dernières représenteraient-elles John Wilson ?

Vue rapprochée de l’un des pilastres surmontés d’une statue représentant un personnage inconnu. Il s’agit peut-être de John Wilson ou d’un propriétaire ultérieur du bâtiment. (Collection de l’auteur, 2017)

Détail de la façade du 772-774, rue Saint-Jean. On aperçoit au centre la pierre millésimée représentant l’année de construction du bâtiment et une tête de cerf sculpté. Cette oeuvre est encadrée par deux colonnes de pierres vermiculées, un motif emprunté à la période de la Renaissance. (Collection de l’auteur, 2017)

Esquisse réalisée en 1860 et représentant – maladroitement il faut le dire – les éléments sculpturaux destinés à orner la façade du 772-774. L’identité du créateur est incertain. Il est possible que le maçon Charles Côté, lors de la signature du contrat avec Rosalie Dubeau en mai 1860, ait réalisé ces dessins dans le cadre d’une discussion avec sa cliente. ([Esquisse de l’ornementation du 772-774 rue Saint-Jean], 1860, BAnQ, Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Greffes de notaires, CN 301, S219, D11265)

Dès les années 1860, la mixité des fonctions du bâtiment est établie : Rosalie Dubeau réside aux étages alors que le rez-de-chaussée est loué à un commerce de détail. Au tournant du XXe siècle, la situation change : le propriétaire des lieux exploite généralement le commerce ou le bureau situé au rez-de-chaussée sans toutefois résider à l’étage[3]. La transformation du logis en maison de pension vers 1915 confirme cette tendance.  Jusqu’à la fin des années 1970, le type d’activité prédominant au rez-de-chaussée est le commerce de nouveautés (vêtements et textiles); de 1898 à 1976 quatre entreprises oeuvrant dans ce domaine (Legendre et Frères, Le Modèle enr., Bouchard et Cie et Audet-Giguère ltée) se succèdent sans interruption. Signalons également que pendant près de 20 ans à la fin du XIXe siècle, le rez-de-chaussée est occupé par un bureau de poste et une succursale de la Montreal Telegraph Company[4]. Depuis 1976, l’offre commerciale est bien différente : instruments de musique (Musique Champlain ltée), bijoux et artisanat (Collection Lazuli et Natasia Importations).

Publicité de Legendre et Frères parue dans L’Action sociale du 13 novembre 1909. (Collection numérique, BAnQ)

Publicité du Modèle Enr. réalisée probablement en 1918 lors de l’épisode de grippe espagnole, qui fera 500 victimes à Québec. (Tiré de « 772—774, rue Saint-Jean », Documents historiques numériques, Ville de Québec, non daté)

Les propriétaires qui se sont succédé au 772-774, rue Saint-Jean ont naturellement adapté le bâtiment selon leurs besoins. Si le calendrier des interventions réalisées en façade est plutôt approximatif, on peut néanmoins attribuer une période de réalisation assez vraisemblable aux différents travaux. La disparition du passage cocher, situé du côté du mur latéral droit et l’ajout de vitrines en façade sont sans doute attribuables à la transformation du rez-de-chaussée en commerce de nouveautés au tournant du XXe siècle. C’est à cette occasion que disparaissent les arcs trilobés, la frise et la plupart des pilastres que l’on aperçoit sur la photo reproduite ci-dessous[5]. Des travaux réalisés en 1993-1994 redonnent à ce niveau un cachet plus approprié au style architectural de l’ensemble. Enfin, la toiture adopte probablement son apparence mansardée actuelle dans les années 1910, c’est-à-dire à l’époque où les étages supérieurs sont convertis en maison de pension.

Vue du 772-774, rue Saint-Jean avant 1898. Cette photographie permet d’admirer le bâtiment avant les interventions au rez-de-chaussée et sur la toiture au début du XXe siècle. On remarque l’affiche de la compagnie du télégraphe au-dessus de la porte. (Bureau de Poste du Faubourg St. Jean, Jules-Ernest Livernois, date inconnue, BAC, Collection de photographies par Jules-Ernest Livernois, PA-024059)

Vue du 772-774, rue Saint-Jean en 1978. La vitrine résolument moderne du rez-de-chaussée s’intègre mal au reste du bâtiment. L’intervention réalisée en 1993-1994 améliore le coup d’œil. (Tiré de A.J.H. Richardson, Quebec City : Architects, Artisans, and Builders, Ottawa, History Division, National Museum of Man, 1984)

Le 772-774 rue Saint-Jean en 2017. Collection de l’auteur

Notes

[1] Ces contrats sont signés le 10 janvier 1860, le 16 mai 1860, le 22 décembre 1860 et le 14 janvier 1861 devant le notaire Joseph Petitclerc à Québec.

[2] Les documents notariés ne précisent pas les origines, la date de décès ou l’occupation de John Wilson. On retrouve bien quelques John Wilson dans les annuaires publiés à Québec dans les années 1850, mais il n’est pas possible de déterminer s’il l’un d’eux est l’époux de Rosalie Dubeau. Par ailleurs, celle-ci vient probablement d’un milieu modeste puisqu’elle n’appose qu’une croix en lieu et place de son nom dans les contrats notariés.

[3] Voici la liste des propriétaires entre 1860 et 2017 d’après le site Internet de la Ville de Québec

Signature des parties s’étant réunies devant les notaires Joseph Petitclerc et Édouard Langevin le 16 mai 1860. C. Côté et Ve J. Wilson, 16 mai 1860, BAnQ, Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Greffes de notaires, CN 301, S219, D11265

Années

Propriétaires

1860-1873 Rosalie Dubeau
1873-1898 Louis-Basile Demers
1898-1904 Sylvio Demers
1904 Édouard Morin
1904-1928 Legendre & Frères
1928-1961 J . A. Giguère
1961-1966 Fernand Giguère
1966-1976 Audet-Giguère ltée
1976-1978 N. Morissette
1978-1985 M. Camisand
1985 Caisse populaire Saint-Vincent-de-Paul
1985-1989 Pierre Ouellet
1989-2005 Collection Lazuli
2005-2017 Natasia Importations inc.

[4] La plupart des ouvrages consultés proposent une chronologie erronée de l’établissement du bureau télégraphique et du comptoir postal. Les annuaires de Québec sont pourtant formels : un bureau de poste offrant des services télégraphiques occupe le rez-de-chaussée du 270-272 (772-774), rue Saint-Jean de 1880 à 1898.

[5] Deux de ces pilastres ornent toujours le bâtiment.

Abréviations des centres d’archives

BAC: Bibliothèque et Archives Canada

BAnQ: Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Sources et bibliographie

Annuaires de Québec, 1850-2016 (ceux-ci peuvent être consultés en ligne jusqu’en 1976)

Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Greffes de notaires, CN 301. Série Joseph Petitclerc, S 219, Dossiers 11073 et 11265.

« 772—774, rue Saint-Jean ». Documents historiques numériques, Ville de Québec, non daté.

« 772 à 774 Rue Saint-Jean ». Fiche d’un bâtiment patrimonial, Ville de Québec, non daté.

CARON, Jean-François et Pierre LAHOUD. Curiosités de Québec. Québec, Les Éditions GID, 2016, 226 p. Coll. « Curiosités », no 1.