Jusqu’aux années 1960, il était courant pour les communautés religieuses de prendre en charge les services d’assistance aux démunis et d’éducation à Québec. C’est à cette fin que la congrégation des Sœurs de la Charité de Québec fut fondée en 1849 et qu’elle forma dans le faubourg Saint-Jean un vaste ensemble institutionnel. Dans le premier article d’une série de deux consacré à cet ensemble, nous verrons pourquoi et comment ces religieuses firent élever l’actuelle maison Mère-Mallet.

La fondation de la communauté, issue des Sœurs de la Charité de Montréal, dites Sœurs grises, prend sa source dans la mise sur pied en 1831 de deux associations laïques vouées à l’éducation et au soutien des enfants pauvres de la capitale[1]. Dès 1834, ces dernières se partagent un édifice situé à l’angle des rues des Glacis et Richelieu[2] puis se regroupent formellement huit ans plus tard sous le nom de Société charitable des Dames catholiques de Québec. À une époque où l’État finance timidement l’assistance aux démunis et que les besoins sont immenses[3], l’association caritative assume difficilement sa mission. À la suite de l’incendie qui rase une partie du faubourg en 1845, l’orphelinat-école est reconstruit sur un terrain voisin acquis dans un échange avec la paroisse Notre-Dame-de-Québec[4]. Il s’agit de l’emplacement actuel de la maison Mère-Mallet. C’est dans ce contexte que Pierre-Flavien Turgeon (1787-1867), coadjuteur de l’archevêque de Québec[5], fait appel aux Sœurs de la Charité de Montréal pour relever la Société charitable des Dames catholiques de Québec. Celle-ci consent d’ailleurs à céder son bâtiment de la rue Saint-Olivier. Les Sœurs de la Charité, arrivées en août 1849 avec Marie-Anne-Marcelle Mallet (1805-1871) à sa tête, peuvent également compter sur deux terrains voisins acquis par le coadjuteur en prévision de l’expansion de l’établissement[6].

Aquarelle représentant notamment le faubourg Saint-Jean en 1836. On remarque l’édifice surmonté d’un lanternon, qui est alors occupé par les deux associations laiques qui se réuniront en 1842 sous le nom de la Société charitable des Dames catholiques de Québec. Ce bâtiment disparaitra lors de l’incendie du faubourg en 1845. (Philip John Bainbridge, 1836, BAC, C-011871)
Représentation de l’incendie du faubourg Saint-Jean en 1845 par le peintre Joseph Légaré. On aperçoit au premier plan le glacis et la rue auquel a été donné ce nom. (Joseph Légaré, 1845, MNBAQ, 1958.470)
Plan réalisé par Charles Baillairgé en 1849 représentant les terrains acquis par le futur archevêque de Québec, Pierre-Flavien Turgeon, au bénéfice de l’hospice des Soeurs de la Charité de Québec. Ces terrains sont encadrés en rouge. Notons que la Cité de Québec consent à céder la propriété d’une portion de la rue Saint-François (encadrée en jaune) afin de relier l’orphelinat-école (encadré en noir) aux terrains nouvellement acquis. On reconnait d’ailleurs les formes du futur hospice au sol. Signalons enfin que le document fait référence à Pierre-Flavien Turgeon à titre d’évêque [in partibus] de Sydime. (Plan d’un terrain acquis par l’évêque de Sidyme pour y ériger un couvent pour les Soeurs de la Charité, 1849, Charles Baillairgé, Documents historiques numériques, Ville de Québec)

En 1850, l’architecte Charles Baillairgé (1826-1906) est convié à soumettre les plans du futur hospice[7], qui doit rassembler principalement un couvent, une chapelle, un orphelinat et des classes. Il imagine un immeuble de six étages surmonté d’un dôme et inspiré de la tradition néoclassique, prépondérante dans la première moitié du XIXe siècle. Baillairgé se montre également innovateur : il se détourne de l’architecture conventuelle traditionnelle à Québec en proposant une structure en forme de trident[8], et en introduisant le style néogothique, jusqu’alors l’apanage des architectes anglo-protestants, dans la composition de la chapelle.  L’édifice est mis en chantier en 1850 à l’exception de la partie orientale qui ne sera réalisée qu’en 1876[9]. Dans l’intervalle, le projet de l’architecte est quelque peu altéré à la suite de deux incendies majeurs[10].

Plan de la façade nord de l’Hospice des Soeurs de la Charité, réalisée par Charles Baillairgé en 1850. On remarque l’imposant dôme surmontant l’édifice. L’incendie de 1854 mettra toutefois fin à sa brève existence. (Asyle des Soeurs de la Charité, Charles Baillairgé, 1850, AVQ, Fonds Charles Baillairgé, FC 1119)
Représentation de la façade sud de l’hospice des Soeurs de la Charité de Québec après sa reconstruction en 1855-1856. La clocher qui apparait dans cette gravure sera détruit lors de l’incendie de 1869 et ne sera pas immédiatement reconstruit. (The Grey Sisters Asylum, après 1855, Documents historiques numériques, Ville de Québec)
Détail d’une photographie antérieure à 1876 qui représente (sous la flèche rouge) l’hospice des Soeurs de la Charité avant l’intégration du bâtiment de 1845-1846 (à gauche du corps central) dans l’ensemble imaginé par Charles Baillairgé. (Quartier Saint-Roch – Rivière Saint-Charles, L. P. Vallée, Quebec . – [avant 1876], BAnQ, P1000,S4,D60,P14)

Malgré ses amples proportions, l’édifice imaginé par Baillairgé ne suffit pas aux besoins de la communauté, dont la mission sociale s’accroit[11]. En 1874, les religieuses font construire un bâtiment de brique à l’angle des rues Saint-Eustache et Richelieu. L’aile Saint-Joseph, ainsi nommée, est reliée sept ans plus tard à l’hospice à la suite de l’ajout d’une nouvelle aile longeant la rue Saint-Olivier[12]. L’ensemble conventuel adopte somme toute sa forme actuelle lors des travaux de reconstruction de la chapelle[13] et de la partie supérieure de l’hospice, endommagés à nouveau par un incendie en 1914. L’architecte Joseph-Pierre-Edmond Dussault (1870-1966) donne au lieu de culte son clocher actuel et un toit mansardé au corps central. Enfin, en 1961, les ailes nord-est et des Glacis sont surélevées et dotées d’une toiture semblable à celle du corps central. En 2014, les Sœurs de la Charité de Québec quittent définitivement la maison Mère-Mallet après l’avoir cédée l’année précédente à la Fondation Famille Jules-Dallaire, qui s’engage à poursuivre la mission caritative du lieu.

Représentation de la façade nord de l’hospice des Soeurs de la Charité en 1878. L’exhaussement du vieil orphelinat de 1845 complète le plan proposé par Charles Baillairgé. L’aile Saint-Joseph élevée en 1874 apparait à l’arrière-plan à droite. Le petit bâtiment situé en bas à droite sert alors de dispensaire. Il fera place à une nouvelle aile en 1881. (Hospice des SS de la Charité de Québec, [1878], Documents historiques numériques, Ville de Québec)
Représentation de la façade sud de l’hospice des Soeurs de la Charité en 1878. La chapelle ne dispose alors pas de clocher, ce qui sera corrigé en 1887. (Hospice des SS de la Charité de Québec, 1878, Documents historiques numériques, Ville de Québec)
Vue de la chapelle de l’hospice des Soeurs de la Charité de Québec lors de son incendie le 20 février 1914. Cette photographie permet d’apprécier le clocher installé en 1887 et conçu par l’architecte Joseph-Ferdinand Peachy. (Chapelle des Sœurs de la Charité – Incendie – 1914, BAnQ, Fonds Les Soeurs de la Charité de Québec, P910,S1,D2,P13)
Vue aérienne des travaux d’agrandissement et de réfection de l’aile des Glacis en 1961. (Vue de l’aile des Glacis, 1961, Documents historiques numériques, Ville de Québec)
Vue actuelle de l’ancien ensemble conventuel. L’aménagement de l’autoroute Dufferin-Montmorency dans les années 1970 a coupé la maison Mère-Mallet du reste du faubourg. Depuis l’avenue Honoré-Mercier, on aperçoit les ailes de brique rouge construites en 1874 (à droite) et en 1881-1882 (à gauche). (Collection de l’auteur, 2018)

Chapelle, maison Mère-Mallet, 2018

Maison Mère-Mallet, 2018

Notes

[1] Il s’agit de la Société charitable des Dames de Québec pour le soulagement des orphelins et de la Société d’éducation sous la direction des Dames de la cité de Québec.

[2] Le bâtiment comporte à la fois des classes et des locaux réservés au logement des orphelins.

[3] Signalons que Québec, en raison de son importante fonction portuaire dans la première moitié du XIXe siècle, accueille de nombreux immigrants qui sont souvent pauvres ou malades, et compte plusieurs naissances illégitimes. Les épidémies de choléra et de typhus, les incendies ravageant parfois des faubourgs entiers, l’insalubrité de la ville et le chômage saisonnier minent les conditions de vie de la population.

[4] Il s’agit plus exactement d’un échange par lequel l’ancien site de l’orphelinat-école est destiné à accueillir l’établissement des Frères des Écoles chrétiennes, situé sur la rue Saint-Olivier avant 1845. Le nouveau bâtiment de la Société charitable des Dames catholiques de Québec accueille ses premières écolières en 1846 puis les orphelines, temporairement hébergées à Montréal, l’année suivante.

[5] Turgeon deviendra administrateur du diocèse en 1849 pendant la maladie de l’archevêque de Québec en titre, Joseph Signay, puis succédera à ce dernier l’année suivante.

[6] La Société charitable des Dames catholiques de Québec et l’archidiocèse de Québec ne cèdent officiellement leurs biens fonciers aux Sœurs de la Charité de Québec qu’en 1854, soit à la suite de l’incorporation de la congrégation par une loi du Parlement de la province du Canada.

[7] À ses débuts, l’établissement est nommé « Asile des Sœurs de la Charité de Québec ». En 1851, l’archevêque lui attribue le nom d’hospice. Le vocable « hôpital » aurait été refusé afin de ne pas confondre l’établissement des Sœurs de la Charité avec celui administré par les Augustines de l’Hôpital général. Voir Nive Voisine et Yvonne Ward, Histoire des Sœurs de la Charité de Québec, tome I : l’âme de la fondation Marcelle Mallet (1805-1871), Beauport, Publications MNH, 1998, p. 104-106.

[8] Baillairgé s’est vraisemblablement inspiré de l’architecture conventuelle de Montréal et de projets architecturaux mis de l’avant par Thomas Baillairgé (1791-1859), le cousin de son père. La forme en trident diffère de la pratique adoptée par les communautés religieuses de Québec, soit la construction d’ailes contiguës et entourant une cour centrale.

[9] À cette occasion, l’orphelinat construit par la Société charitable des Dames catholiques de Québec en 1846 est exhaussé de trois étages et une nouvelle aile est édifiée en bordure de la rue des Glacis.

[10] Le 3 mai 1854, tout le bâtiment est incendié alors qu’il loge temporairement le Parlement de la province du Canada. Le nouvel édifice est reconstruit sans le dôme initialement prévu par Baillairgé. Le 6 juin 1869, la chapelle et les étages supérieurs de l’hospice sont la proie des flammes. Le lieu de culte est reconstruit sans son clocher.

[11] À leurs débuts, les Sœurs de la Charité offrent des classes populaires, de l’hébergement pour les orphelines et des secours aux pauvres et aux malades. Au fil des ans, les services suivants sont également pris en charge : hospitalisation des personnes âgées (1856), orphelinat pour garçons (1861), pensionnat pour filles (vers 1862), dispensaire pour les pauvres (1866), pensionnat pour garçons (1875) et jardin d’enfants (1882).

[12] De nos jours, ces deux constructions d’apparence similaire bordent l’avenue Honoré-Mercier.

[13] Signalons qu’un clocher conçu par l’architecte Joseph-Ferdinand Peachy (1830-1903) avait été installé au sommet de la chapelle en 1887.

Abréviations des centres d’archives

AVQ: Archives de la Ville de Québec

BAC: Bibliothèque et Archives Canada

BAnQ: Bibliothèque et Archives nationales du Québec

MNBAQ: Musée national des beaux-arts du Québec

Sources et bibliographie

« Rue des Sœurs de la Charité ». Documents historiques numériques. Ville de Québec, non daté.

Mère Mallet (1805-1871) et l’Institut des Sœurs de la Charité de Québec, fondé en 1849. [Québec], Maison-Mère des Soeurs de la Charité, [1939], 622 p.

CARON, Robert. Un couvent du XIXe siècle : la maison des Sœurs de la Charité de Québec. [Montréal], Libre Expression, 1980, 148 p. Collection « Patrimoine du Québec ».

[PROULX, Louis]. Hospice des Sœurs de la Charité à Québec. Québec, Augustin Côté et Cie, 1851, 33 p.

ROY, Francine et al. Histoire des Sœurs de la Charité de Québec. Tome II : Des maisons de charité. Beauport, Publications MNH, 1998, 305 p.

VALLIÈRES, Marc. « Naître, vivre et travailler dans une ville coloniale ». Histoire de Québec et de sa région. Tome II : 1792-1939. Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 851-922. Coll. « Les régions du Québec », 18.

VOISINE, Nive et Yvonne WARD. Histoire des Sœurs de la Charité de Québec. Tome I : L’âme de la fondation Marcelle Mallet (1805-1871). Beauport, Publications MNH, 1998, 302 p.