Nous publions chaque mois un extrait de l’autobiographie de Malcolm Reid, écrivain résidant depuis de nombreuses années dans le Faubourg, et citoyen engagé. Il habite Québec depuis longtemps, mais pas depuis toujours. Ici, par tranches, il écrit le récit de son chemin vers… Chaque premier samedi du mois, nous vous proposons un chapitre de « Roosevelt Avenue ».
Dans mon récit (je l’appelle Roosevelt avenue, référence à ma rue d’enfance), je veux consulter seulement un livre de référence. Un seul. Ce livre est ma mémoire.
Je veux raconter des choses dont je me souviens, que j’ai observées de mes yeux. Des choses que j’ai faites. Des choses qui me sont arrivées. Pas trop tomber dans l’essai sec sur l’esprit du temps ou de la politique.
Mais me voilà rendu dans ma vie du début de 1960. L’actualité explosait en 1960. J’ai pas inventé ça. Les années soixante étaient spéciales, et il faut que j’en parle; elles m’ont envoyé des coups de poing, ces années soixante. Je veux bien raconté Malcolm à Ottawa, à Montréal, à Sherbrooke, à Québec… Mais comment ne pas mentionner des événements de Paris… d’Hollywood… de Saigon? J’avais dix-neuf ans en ’60, et nous étions tous invités à vivre planétairement, à ce moment.
Invités? Non! Forcés!
Alors j’ai isolé un concept, la « Nouvelle Gauche ». J’en parle souvent, non? Ici je vais tenter une explication. Je vais prendre l’exemple de C. Wright Mills, un auteur qu’on lisait dans les années 60, moi et mes amis.
C. Wright Mills était sociologue. Né en 1916, décédé en 1962. Une vie trop courte! (Était-ce à cause d’un cancer?). Mills était texan, mais il enseignait à New York, à l’Université Columbia, et il était publié par une maison britannique, l’Oxford University Press. Des oeuvres populaires, accessibles, qui avaient du punch.
Il avait quelques traits qu’on associe à la nouvelle culture d’alors. Il était complètement rond, moustachu, souriant, un « gars de bicycle » qui se déplaçait en motocyclette. Il y avait une forte dose de Marx dans sa vision, mais aussi une urgence du neuf. Il avait vu les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et même l’Allemagne défaite, bâtir de fortes sociétés industrielles avec une classe ouvrière apparemment calmée.
Deux œuvres-clé:
- Listen Yankee, où il adoptait la voix de jeunes révolutionnaires cubains dans les premiers temps de la victoire de 1959. En substance: « Yankee, j’aimerais voir votre pays se réveiller aux réalités de notre temps et commencer un processus de changement. Je serai votre allié alors, et pas votre ennemi ».
- The Power Elite, où il a osé dire que les centres de pouvoir dans le capitalisme de 1960 n’étaient pas seulement les financiers aux commandes de l’appareil industriel. Il y avait aussi la classe de penseurs militaires dans le Pentagone; la culture des célébrités et influenceurs à Hollywood et ailleurs; les syndicalistes alignés avec le système; les cols blancs qui se réveillaient à leur nouveau rôle, une sorte de prolétariat de l’état, de la finance, de la science, de la technologie.
Mills n’a pas vécu jusqu’à mai 68. Donc on ne peut pas dire qu’il a vu venir les étudiants comme une nouvelle force de contestation du système. Mais sur tous les campus du Canada, de l’Europe de l’Ouest, et des États-Unis même, il était lu et discuté.
Aussi, il était blanc et ne pouvait pas être un idéologue de la pensée noire. Mais il voyait que les États-Unis connaissaient des scissions et des clivages raciaux et sexistes, pas seulement économiques. Ses intuitions et ses écrits pointaient tous vers une nouvelle période de contestation après le conformisme post-Deuxième-Guerre mondiale.
Un livre qu’il a publié vers la fin de sa vie s’intitulait Les causes de la Troisième Guerre mondiale. C’était écrit sous l’ombre des stockpiles d’armes nucléaires. Il avertissait que la complaisance de l’Ouest face à l’idée communiste n’était pas intelligente, L’American Way of Life était fragile, tant que le Tiers-Monde en était exclu.
Quand nous manifestions contre la bombe atomique, nous avions ça en tête.
(Et nous avions vu cette World War Three devenir bientôt l’interminable série de petites guerres sur les marges de l’Occident. Moyen-Orient, Afrique, Asie, Amérique Latine. Avec l’holocauste nucléaire toujours évité de justesse. Pour le moment).
Peu avant sa mort, j’ai lu, Mills a confié à un interviewer: « Il y a tant de terrains que j’aimerais explorer. J’aimerais former une équipe pour voyager à travers la Chine communiste et parler avec les gens. Pour aider l’Occident à comprendre notre époque ».
Il se fiait beaucoup à ce qu’il appelait « l’imagination sociologique ». Il n’a jamais été un académicien dense et obscur.
Quand je cherche des figures canadiennes avec une influence comparable, je trouve des figures plus récentes, qui ont probablement lu du C. Wright Mills dans leur jeunesse. L’écologiste David Suzuki, la critique sociale Naomi Klein…
Mais il y a un écrivain québécois qui a vécu une vie très parallèle à Mills, c’est le romancier Yves Thériault (né en 1915). Ses œuvres sont beaucoup une anticipation du réveil actuel des Premières Nations du Canada et du Québec. Mais en 1962 Thériault a publié une science-fiction intitulée Si la bombe m’était contée. Le nuage champignon orne sa couverture. Peut-être une photo d’un explosion test américaine, britannique, française… Thériault imagine une guerre nucléaire américano-russe vers 1999 peut-être. Il dit comment c’est vécu par une jeune paysanne en France, un autochtone Innu sur la Côte Nord, un curé populiste du Bronx, dans un abri où les gens ont survécu. « There is a world to rebuild« , il leur prêche. Ensuite, un citoyen soviétique appelé Yuri, un survivant italien nommé Rocco…
Je me dis: « L’imagination sociologique loge à de drôles d’endroits des fois » (je lis ce conte en 2023).
Je discute avec mon ami Jim Best, qui a lu C. Wright Mills dans la Student Union for Peace Action, avec moi en 1963. Jim dit: « Mills est moins lu aujourd’hui… ses prédictions n’ont pas toujours été confirmées par le temps. Mais j’ai bien aimé son récit d’une conversation qu’il a eue avec un penseur russe dans les années soixante. Il a dit, « mon ami, comment expliquez-vous le comportement des ouvriers dans l’Ouest? Ils ne semblent pas très intéressés à contester le système ». Le russe a répondu: « Ouais… mais ce n’est pas à nous, ici, de penser pour eux? ».
Jim me dit: « J’ai aimé la réplique de Mills. Il a dit, « non, bien sûr, mon ami… mais il vous serait quand même permis de penser à propos d’eux, non? ».
La Nouvelle Gauche a existé dans beaucoup de pays. Son influence existe encore. Elle n’a jamais été une organisation serrée, avec un nom et des règles. Elle a été une tendance. Une nouvelle façon de penser, originaire de la Grande Bretagne, où la New Left Review est encore publiée. Sa trace est partout. Elle n’a jamais rejeté le mot socialisme, la Nouvelle Gauche. Mais elle a préféré le mot libération. Ce mot, ne l’entend-t-on pas prononcer quasiment tous les jours?
Retrouvez ici le soixante-troisième chapitre de Roosevelt Avenue.
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