Nous publions chaque mois un extrait de l’autobiographie de Malcolm Reid, écrivain résidant depuis de nombreuses années dans le Faubourg, et citoyen engagé. Il habite Québec depuis longtemps, mais pas depuis toujours. Ici, par tranches, il écrit le récit de son chemin vers… Chaque premier samedi du mois, nous vous proposons un chapitre de « Roosevelt Avenue ». 

J’étais assis à une petite table dans mon appartement à Sherbrooke. Je venais de louer cet appartement, c’était sur la grande main street de Sherbrooke, la rue Wellington. J’avais un stylo, j’avais une feuille de papier devant moi.

« Cher Robert… »

J’imaginais Bob dans son coffee break à Tunney’s Pasture (vaste terrain d’édifices fédéraux), surpris de recevoir une missive de Malcolm.

« Cher Bob… »

Moi, par contre, j’étais déterminé à garder l’amitié de cet ami d’Ottawa. Le courriel n’existait pas encore. La bonne vieille lettre était la clé, la lettre-avec-timbre.

« Bob, j’ai discuté hier avec des amis de la possibilité que la Saskatchewan ajoute à son plan de santé socialisée, la médecine dentale… »

Je me dis: « Est-ce qu’on dit dentale? ou dentaire? »

Mon amitié avec Bob L’Heureux était le grand gain de mon année passée à calculer les pensions de fonctionnaires fédéraux, à Tunney’s Pasture. Mon français était l’ingrédient nécessaire à ma job au Record: c’était, bien sûr, un quotidien de petit tirage, dans une ville modeste. Mais on ne pouvait pas être reporter au Sherbrooke Record si on ne parlait pas français. J’étais un débutant, dependant.

« Une année à Sherbrooke va améliorer mon français, me disais-je. Ça va le quadrupler! Je vais apprendre comment chercher la nouvelle, oui. Mais je vais apprendre la manière québécoise de parler, tout autant ».

En conversant avec Bob, à Ottawa, je commençais à acquérir un cercle d’amis francophones. Entre Bob et moi, la sympathie avait vite été mutuelle. Le ciment: un nouveau parti qui s’appelait « le Nouveau Parti ». Partout au Canada, ce début d’action politique intéressait à la fois les vieux « Cécéfistes » (partisans du CCF en Saskatchewan et ailleurs) et les nouveaux venus, attirés par la nouveauté du Nouveau Parti Démocratique, lancé à l’été ’61. C’était une saison d’espoir pour la gauche canadienne. Et pour la première fois de l’histoire du Canada, ça incluait la gauche québécoise.

Bob L’Heureux me disait:

« Mon frère André est syndicaliste, Malcolm, il est un des chefs des syndicats catholiques, qui viennent juste de se laïciser. Ils sont maintenant la Confédération des Syndicats Nationaux. On a été au congrès de fondation, lui et moi. On a nos cartes de néo-démocrates.

Bob lisait Le Devoir à tous les matins. À des conversations à la cafétéria à Tunney’s Pasture, il expliquait aux copains et copines pourquoi (parlant en anglais pour capter l’attention du groupe).

« C’est pas comme les autres journées. Regarde, ce matin le Devoir mes en vedette un reportage du Brésil. Le président Jânio Quadros veut amener le Brésil vers le socialisme. La droite grince des dents. Ils parlent de coup d’état. Mais les jeunes partisans de Quadros – je lis ça ici – font masse autour de lui en criant: « Pleins pouvoirs! Pleins pouvoirs! Pleins pouvoirs! à Quadros ». T’as pas cette sorte de détails dans les autres journaux ».

Bob et André L’Heureux venaient de Longueuil en banlieue de Montréal – une famille de gauche ça avait l’air. Leur coeur battait avec la Révolution Tranquille (j’avais déjà vu André L’Heureux en action, à un grand colloque de la gauche québécoise à Montréal. Sa voix etait pleine de calme autorité. Cette année-là, syndicalisme et néo-démocrates, ça allait ensemble. L’option de l’indépendance pour le Québec n’était pas encore très corsée, Lévesque était encore avec les Libéraux).

Bon, comme moi, était excité par l’arrivée du NPD. Comme moi, il se demandait où ça irait. Je ne voulais pas perdre la trace de ce grand gringalet aux cheveux noirs qui charmait toujours not’table à la cafétéria.

La blonde de Bob était une brune qui s’appelait… j’ai honte, je ne suis plus sûr de son nom, je vais l’appeler Gisèle. Elle était active dans la scène artistique à l’Université d’Ottawa. Ils m’amenaient à des soirées. Avec eux, j’ai vu jouer du Molière pour la première fois (« j’vous l’dis: j’ai une femme, là… » disait George Dandin). Et n’ai-je pas vu Gisèle jouer dans La maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca?

J’espère que j’ai fini ma lettre à Bob, j’espère que je l’ai mallée. Mais c’est difficile de garder une amitié vivante à distance, et je n’ai pas eu de nouvelles de Bob et Gisèle pendant longtemps.

Un soir de 1970 à Québec, le lien a été repris. Réjeanne et Malcolm étaient à Québec autour du Globe and Mail de Toronto; et Gisèle et Bob étaient à Québec autour de l’Université Laval. Ils sont venus souper chez nous dans le minuscule appartement qu’on avait sur la rue Saint-Stanislas. Les L’Heureux avaient déjà des enfants, nous on attendait un bébé. Bob s’est assis dans le grand fauteuil dans notre petit salon, il a tendu ses longues jambes. « C’est quoi exactement le peuple, Malcolm? C’est tout le monde, non? La démocratie exige ça, non? ».

Et je ne souviens d’une remarque de Bob sur le fait d’être parents: « C’est beau, c’est super. Mais dans la cuisine, il n’y a plus un verre ou une tasse qu’on avait au début. Tous ont été cassés. Les enfants, tu vois? ».

Ah, there was a strong affection in the air ce soir-là. Un écho d’Ottawa.

Ottawa! J’en suis rendu, dans ce récit, au moment où Malcolm quitte Ottawa. Plus jamais Roosevelt Avenue n e sera ma base d’opérations. Je débute un Tome II de mon récit. Ce sera Gus’s Town, La Ville de Gustave.

Retrouvez ici le soixante-et-onzième chapitre de Roosevelt Avenue.