De nos jours, les côtes d’Abraham et De Salaberry constituent les principales voies de communication entre Saint-Jean-Baptiste et Saint-Roch. Camouflée par une dense végétation, étroite et éloignée des principaux axes, la côte Badelard fait figure de parent pauvre. Pourtant, celle qu’on a longtemps nommée côte de la Négresse possède une riche histoire, que je vous invite à découvrir.

Les origines lointaines de la côte sont incertaines. On sait qu’à la fin du Régime français, la côte d’Abraham n’est pas la seule voie reliant les faubourgs embryonnaires de Saint-Jean et de Saint-Roch. Il existe alors un chemin dont le tracé parcourt le secteur de l’actuelle rue Sutherland et bifurque vers l’est en direction de la basse-ville[1]. Il est notamment emprunté par les troupes françaises lors de leur repli à la suite de la bataille des Plaines d’Abraham[2]. Comme on le voit ci-dessous, ce chemin est attesté dans des plans dressés au début du Régime britannique.

Détail d’un plan réalisé au début des années 1760 par le gouvernement britannique. On y voit distinctement un chemin reliant la rue Saint-Jean à la basse-ville. (Plan of Canada or the Province of Quebec, D. Hamilton, ca 1761-1763, BAC, Collection nationale de cartes et plans, MIKAN no 4134077)

Détail d’un plan de Québec réalisé en 1776. Le chemin reliant la rue Saint-Jean à la basse-ville y apparait. Notons cependant que le parcours n’est pas identique à celui apparaissant sur le plan précédent. (Plan of the City and Environs of Quebec…, William Faden, 1776, ANOM, provenance inconnue, FR ANOM 03DFC433)

Au XIXe siècle, la côte semble perdre de son importance puisqu’elle n’apparaît plus systématiquement sur les plans de la ville. Pourtant, le dépôt d’une pétition adressée au conseil municipal de Québec en 1864 et réclamant la réparation de la côte témoigne bien de l’existence de celle-ci[3]. La désaffection de cette voie s’explique par son mauvais état et sans doute par la prostitution et la criminalité qui y sévissent[4]. C’est apparemment en référence à une tenancière noire habitant à proximité que la population attribue au lieu le nom de côte de la Négresse.

Détail d’un plan de Québec en 1845. La côte de la Négresse dans le prolongement de la rue Sutherland. L’emploi de pointillés pour délimiter son parcours suggère peut-être que la côte est alors difficilement carrossable. Étrangement, des plans publiés dans les années 1870 lui donneront un parcours quelque peu différent ou ne la représenteront pas du tout. (This plan of the city of Quebec…, Joseph Hamel et Alfred Hawkins, 1845, BAnQ, provenance inconnue, G 3454, Q4, 1845,H38 CAR)

En 1883, le conseil municipal de Québec entreprend la reconstruction de la côte. S’agit-il d’un réaménagement de la voie ou l’ouverture d’une nouvelle rue?  Le concepteur du plan[5] envisage indubitablement la seconde option puisque l’accès à la côte en haute-ville est déplacé à son emplacement actuel, plus à l’est. On peut cependant croire que la portion inférieure du nouveau parcours emprunte, partiellement à tout le moins, le tracé de l’ancienne côte car l’emplacement de l’accès en basse-ville apparaît inchangé[6].

La réalisation des travaux, confiée à l’entrepreneur Pierre Letarte, est temporairement suspendue en mai 1884 par un éboulement qui nécessite, selon le journal L’Électeur, « […] qu’une grande partie du travail exécuté […] soit à recommencer »[7]. L’un des propriétaires voisins lésés, qui avait pourtant cédé gratuitement une partie de son terrain, menace de poursuivre la Cité[8]. Celle-ci n’est pas au bout de ses peines puisque les Augustines de l’Hôtel-Dieu, qui possèdent un lot sur lequel la côte a été aménagée, réclame le paiement de rentes. Le différend ne se règle qu’en 1900 lorsque la Cité achète le terrain et consent à payer les arrérages de rentes[9].

Plan du réaménagement de la côte de la Négresse en 1883. On remarque le terrain de Charles Fleury, qui fut en partié cédé à la Cité en contrepartie de la construction d’un mur de soutènement. Malheureusement pour le propriétaire, une partie de son terrain s’effrondra dans la côte alors en construction en mai 1884. (Plan de la côte projetée de la Négresse, tenants et aboutissants, J. Gallagher, 1883, BAnQ, Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Greffes de notaires, Adolphe Guillet dit Tourangeau, CN301, S327, D2667)

Photo de la côte de la Négresse en 1898. On remarque la présence d’un trottoir pour les piétons qui disparaitra à la suite de l’installation de l’escalier vers 1902 Un revêtement de pavé sera également ajouté ultérieurement. Cette photo représente la côte avant les travaux d’élargissement entrepris dans les premières décennies du XXe siècle. (Quartier Saint-Jean-Baptiste – Côte Badelard, Philippe Gingras, Quebec . – 1898, BAnQ, Fonds Philippe Gingras, P585,D14,P5)

Devenue propriétaire, la Cité s’approprie alors vraiment le lieu. Sur recommandation de l’ingénieur municipal, Charles Baillairgé, un escalier public est aménagé vers 1902 afin de faciliter la circulation des piétons entre les faubourgs. En 1921, le conseil municipal adopte un règlement changeant le nom de la côte dans le but d’honorer la mémoire de Louis-Philippe-François Badelard (1728-1802), militaire et chirurgien[10]. Malgré des travaux d’élargissement réalisés en 1912 et 1927, la côte demeure peu adaptée aux normes urbanistiques modernes. L’administration municipale décide de la fermer à la circulation automobile lors de la saison hivernale et propose, en 2001, sa conversion en parc. Ce projet, qui soulève l’opposition de citoyens souhaitant le maintien de la voie carrossable, se réalise tout de même en 2002.

Vue de la côte Badelard vers 1940. On aperçoit l’escalier installé au début du siècle, le revêtement pavé et l’absence de trottoir. (Tournant de la côte Badelard vers la rue Arago. – [Vers 1940], BAnQ, Fonds L’Action catholique, P428,S3,SS1,D39,P9-14)

Vue actuelle de la côte Badelard. On entrevoit l’escalier à travers les arbres. On remarque que les dimensions de la voie ont été réduites dans le cadre de la conversion du site en parc au profit de la végétation. (Collection de l’auteur)

Notes

[1] Selon l’avocat et auteur Philippe Baby Casgrain, il s’agit d’un « […] chemin de convention entre ces Dames Religieuses [de l’Hôtel-Dieu] et les Ursulines ». Voir Philippe Baby Casgrain, « Le moulin à vent et la maison de Borgia lors de la bataille des plaines d’Abraham », Bulletin des recherches historiques, vol. 6, no 2 (février 1900), p. 37-41.

Texte de la plaque rappelant l’affrontement entre les soldats britanniques et les miliciens ainsi que les autohctones. Cette plaque est installée à l’intersection des rues Sutherland et Saint-Olivier. (Collection de l’auteur)

[2] C’est à cette occasion que plusieurs miliciens canadiens et autochtones perdent la vie en tentant de protéger le repli des troupes françaises. Une plaque installée à l’angle des rues Sutherland et Saint-Olivier rappelle cet événement.

[3] Dans l’article qui relate le dépôt de cette pétition au conseil municipal de Québec, Le Courrier du Canada considère la côte comme « […] la voie ordinaire de communication entre les susdits quartiers [de Montcalm, Saint-Jean, Jacques-Cartier et Saint-Roch] […] ». Voir « Séance spéciale du Conseil de Ville », Le Courrier du Canada, vol. 8, no 48 (20 mai 1864), p. 1.  Le même journal ajoute, dans un article publié en 1883, qu’il s’agit « […] d’une importante voie de communication entre les faubourgs St-Jean et St-Roch ». Voir « À travers la ville », L’Électeur, vol. 4, no 81 (18 octobre 1883), p. 2.

[4] Plusieurs articles de journaux recensés dans le moteur de recherche de la collection numérique de BAnQ et portant sur la côte au XIXe font état de la criminalité qui y sévit.

[5] Il s’agit probablement de l’ingénieur Jeremiah Gallagher, assistant de l’ingénieur municipal en titre, Charles Baillairgé, puisqu’il a réalisé l’arpentage préalable à la réalisation du plan et a signé celui-ci.

[6] En raison de l’imprécision des plans, il est difficile de connaitre le tracé exact de l’ancienne côte et la portion qui est intégrée dans la nouvelle Les documents officiels produits par la municipalité entretiennent cette confusion puisqu’ils mentionnent parfois la réalisation d’améliorations à la côte de la Négresse et parfois l’ouverture d’une nouvelle voie.

[7] « Éboulement », L’Électeur, vol. 4, no 25 (21 mai 1884), p. 2.

[8] Le Comité des chemins de la Cité recommande finalement le versement d’une somme de 150 dollars au propriétaire Charles Fleury pour la construction du mur de soutènement ou « quai » selon le langage employé à l’époque.

[9] La transaction comprend le versement de 500 dollars pour l’achat du lot 3749 et de 100 dollars pour le paiement des rentes.

[10] Les raisons justifiant ce changement de nom sont obscures. Les documents officiels de la Cité et les journaux de l’époque ne permettent pas de connaitre ce qui a poussé le conseil municipal à honorer la mémoire de Badelard. On peut penser qu’il souhaitait souligner sa participation à la bataille des Plaines d’Abraham, son œuvre médicale et son important don testamentaire à l’Hôpital général de Québec.

Abréviations des centres d’archives

ANOM: Archives nationales d’outre-mer (France)

AVQ: Archives de la Ville de Québec

BAC: Bibliothèque et Archives Canada

BAnQ: Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Sources et bibliographie

Archives de la Ville de Québec, Fonds Ville de Québec, Q.

  • Série Réseau routier et infrastructures, D4. Plan of proposed stairway at Cote de la Negresse, H. O’Donnell, 16 juin 1902, P01548-001.
  • Série Conseil, P1, Sous-série Conseil et comités, 4, Plan indiquant le terrain requis sur les lots 1451 et 1452 du cadastre officier du QUARTIER JACQUES CARTIER pour l’élargissement de la COTE BADELARD, anonyme, 22 septembre 1927, P03213-001.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Greffes de notaires, CN301. Adolphe Guillet dit Tourangeau, S327. Marché entre la Corporation de la Cité de Québec et Pierre Letarte, Devis des travaux à faire pour améliorer la côte de la négresse entre les rues Richmond et Arago, Plan de la côte projetée de la Négresse tenants et aboutissants, 15 octobre 1883, D2267.

« À travers la ville ». L’Électeur, vol. 1, no 256 (18 mai 1881), p. 2.

« À travers la ville ». L’Électeur, vol. 4, no 81 (18 octobre 1883), p. 2.

« Côte Badelard ». Documents historiques numériques. Ville de Québec, non daté.

« Nouvelles locales ». L’Électeur, vol. 4, no 258 (21 mai 1884), p. 2.

« Séance spéciale du Conseil de Ville ». Le Courrier du Canada, vol. 8, no 48 (20 mai 1864), p. 1.

« Séance spéciale du Conseil de Ville ». L’Électeur, vol. 9, no 104 (19 novembre 1888), p. 4.

BABY CASGRAIN, Philippe. « Le moulin à vent et la maison de Borgia lors de la bataille des plaines d’Abraham », Bulletin des recherches historiques, vol. 6, no 2 (février 1900), p. 37-41.

MORISSET, Lucie K. La mémoire du paysage. Histoire de la forme urbaine d’un centre-ville : Saint-Roch, Québec. Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, 286 p.